Le chemin

La date de départ se situait traditionnellement à la fin du printemps. C'était ma première participation, et j'étais un peu jeune pour cela, mais comme la marche n'était à faire que tous les six à dix ans, attendre la prochaine eut été trop long. Il n'y avait eu pratiquement aucun préparatif autre que la mise en ordre des affaires de la ferme, mais j'étais malgré tout assez excité depuis plusieurs semaines à l'idée de partir. Nous sommes donc partis par un belle matinée ensoleillée, avec quelques provisions qui devaient nous suffire pour les trois ou quatre jours de traversée des plaines agricoles.

Cette première partie ne fut l'occasion que de quelques observations d'oiseaux, d'insectes, de plantes que mes parents mirent à profit pour élargir mes connaissances de la nature. Nous avons évidemment rencontré quelques groupes qui allaient dans la même direction que nous, ainsi que de nombreux paysans au travail qui nous offrirent des produits de leurs champs et de leurs vergers. Nous avons passé les deux premières nuits dans les cabanes à voute de pierre des paysans, nombreuses au bord des champs, mais déjà presque toutes occupées car l'hiver maintenant terminé, la plupart des paysans ne rentraient pas chaque soir dans leur village

La première péripétie fut la traversée du fleuve et donc le premier bain, mais le niveau de l'eau était assez bas pour ne pas constituer un danger. Le seul pont, précaire, était bien trop à l'Est et nous aurait occasionné un détour inutile de presque deux jours.

Mon père avait choisi un passage qu'il connaissait parmi les bancs de sable où le fleuve s'étalait largement en bras multiples, et nous n'avons été emportés que deux fois par le courant, n’entraînant que peu de dérive par rapport à notre itinéraire, qui consistait à aller tout droit sur le mont de la Tête Noire. Mais cela nous obligea à abréger l'étape du jour, pour nous réchauffer et nous sécher dans une cabane ; ce fut l'occasion d'un solide repas. Le bord nord de la plaine était maintenant proche et le lendemain matin, il se dessinait nettement. Nous l’atteignîmes avant midi. C'était une muraille sableuse, probablement taillée par les crues du fleuve qui s'étendaient l'hiver jusqu'au pied des collines. Cela constituait un obstacle pas facile à franchir; on voyait les traces des groupes passés avant nous qui avaient dessiné des sillons sinueux jusqu'au rebord supérieur. Mon père chercha un secteur où la pente semblait moins raide et où aucune autre trace n'avait entamé cette année la fragile couche de sable de surface durci par les intempéries et les lichens. Car là où le sable avait été remué, il glisserait trop facilement sous nos pieds.

Nous nous sommes lancés à l'assaut de la paroi, mon frère en tête car avec sa légèreté , il était le plus efficace pour tester les secteurs fragiles. Chacun tenait fermement la courroie qui nous réunissait, et j'étais le dernier de cette cordée, attaché par la taille, au cas où mon inexpérience m'aurait valu une chute. Il leur fallut d'ailleurs me tirer à maintes reprises, car après leur passage, le sable ruisselait sous mes pieds et m’entraînait régulièrement vers le bas. Les derniers mètres furent éprouvants, car la hauteur représentait un grave danger, et la paroi était plus raide. Nous avons dû sinuer d'un côté et de l'autre, à la recherche de zones plus rocheuses où nous pourrions trouver des appuis. Plusieurs blocs se détachèrent sous nos pieds, et grâce à l'adresse prodigieuse de mon frère, qui ne pouvait guère se permettre une chute étant en tête de cordée, nous finimes par atteindre le haut de la paroi.

Ce fut pour moi, et peut-être pour nous tous une sorte de rupture avec le monde d'en-bas. Nous étions à la fois plus légers, débarrassés du poids de cette épreuve, et libérés de nos attaches quotidiennes. Le secteur des plateaux était maintenant devant nous, avec ses immenses forêts, ses collines et ses ravins. Après la cueillette des fruits et racines pour le repas du soir, la nuit commençait à tomber, et nous avons trouvé un rocher tabulaire incliné sous lequel nous allions passer la nuit, après l'avoir sommairement aménagé avec des branches sèches et un lit de feuilles.

Je n'ai plus un souvenir très net de cette première traversée des plateaux. Des forêts interminables, des ravins qu'il faut contourner, des bivouacs dans les anfractuosités , quelques torrents glacés à franchir pour lesquels nous lancions nos ballots et vêtements sur l'autre rive afin de ne pas se retrouver trempés et frigorifiés. Je sais maintenant que cette traversée nous prit plus d'une semaine, et tout au long de ce cheminement, la récolte de baies, de fruits et de feuilles comestibles occupa nos esprits. Même si on marchait parfois comme des somnambules , c'est à cette occasion que j'ai appris le plus de choses sur les aliments qui nous étaient nécessaires.

Nous avons donc contourné le mont de la Tête Noire par l'Est où les nombreuses traces de passage facilitaient notre orientation, le labyrinthe de ravins étant désormais derrière nous. Bien que le printemps soit bien avancé, l'altitude et la proximité des montagnes refroidissait nettement l'atmosphère. Le paysage changeait, et heureusement que ce secteur de hautes collines était constitué de roches où l'érosion avait creusé de nombreuses grottes et abris. Les nuits dans ces grottes étaient bien plus confortables que les ravins que nous avions occupés la semaine précédente. Curieusement, les feuilles et branchages destinés à former les paillasses des voyageurs qui nous avaient précédés n'étaient plus dans les grottes. Soit le hasard nous avait conduit dans des grottes rarement utilisées, soit leurs occupants en avaient fait le nettoyage, à moins que quelque animal ou phénomène naturel les ait éliminées.

Ensuite vint la zone de moyenne montagne. Nous eûmes une longue période de beau temps qui rendit cette partie de la marche relativement agréable. La végétation changea sensiblement, et j'appris à reconnaître de nouvelles espèces de végétaux où les fruits étaient plus rares, car ici, ils attendaient le début de l'été pour mûrir. Les racines et tubercules constituaient les réserves des plantes, et en même temps nos repas. Je me demandai pourquoi nous n'avions pas entrepris cette épopée un peu plus tard en saison, mais comme depuis ma naissance, les réponses de mes parents étaient évasives, et ils disaient que je le saurais bien assez tôt, et que je le découvrirais par moi même. Et ces réponses, au lieu de me contrarier, me liaient en quelque sorte à un avenir rêvé où je serais fort de mon savoir. La nature du sol avait aussi changé ; des traces d'activité volcanique étaient clairement visibles, et mêlées à des zones de rochers à grottes. Ces zones de rochers lisses et tourmentés présentaient de nombreuses difficultés en constituant des barres assez difficiles à franchir, surtout le matin avec la rosée, ou quand des averses les rendaient glissantes. Mais ici le choix des itinéraires était assez restreint, et les passages empruntés depuis longtemps par nos ancêtres constituaient pratiquement un chemin, bien qu'aucun aménagement ne soit clairement visible.

Un des passages rocheux délicats était constitué par une arche reliée en haut au plateau supérieur, et reposant sur une sorte de colonne rocheuse. La voie d'ascension de la colonne suivait une spirale le long d'une fissure permettant de progresser , et débouchait sur le dessus de l'arche en dominant la forêt d'une bonne centaine de mètres. J'avais pris la tête de notre groupe, attiré par la curiosité, et en même temps j'avais l'impression de connaître cet endroit. Nous atteignîmes le pied du pilier et commençâmes à grimper. Tout au long de cette ascension, des crochets métalliques ancrés dans la fissure permettaient d'arrimer la courroie de loin en loin bien qu'elle puisse coulisser librement. Il fallait alors qu'on se relaie de point en point pour tantôt la verrouiller sur un crochet, tantôt la laisser glisser pour permettre nortre ascension. Mon frère semblait s'impatienter un peu, mais les verticales impressionnantes sous nos pieds nous contraignaient à des gestes lents et mesurés. Bien qu'aucune difficulté extrême ne nous ait empêchés de progresser, l'ambiance du vide omniprésent , la hauteur qui nous donnait le vertige et la lenteur de notre avancée rendit cette étape mémorable, et c'est avec un soulagement certain que nous avons laissé derrière nous les derniers mètres de passerelle étroite au-dessus du vide que constituait le sommet de l'arche rocheuse. La forêt clairsemée du replat supérieur nous offrit un certain réconfort, et les lianes sucrées que nous avons ramassées y étaient pour quelque chose. Je me rendis compte progressivement que ma forme physique et mentale s'améliorait nettement. Etait-ce la nourriture plus naturelle que celle de nos champs ? Ou la qualité de l'eau ? Ou un état d'esprit libéré du train train habituel qui nous dopait ? La encore, inutile de poser les questions.

Derrière nous, en contre-bas, le mont de la Tête Noire était encore visible au loin, mais ressemblait plutôt à une tête d'épingle. Devant nous, les montagnes. Le chemin devenait plus net et nous avons côtoyé quelques familles, ce qui fut l'occasion de quelques échanges particulièrement amicaux, mais très sobres. Plus personne n'avait envie de bavarder ou d'évoquer des sujets qu'on avait laissés en bas. C'est alors que je pris conscience des transformations que cette aventure induisait dans mes pensées. Je "pensais" plus simple, plus direct, chaque élément du paysage semblait avoir une signification dans le tableau d'ensemble que constituait ce parcours, ses péripéties, sa progression. Chaque plante, chaque arbre semblait être à la place où je m'attendais à le voir. Chaque soir, une grotte, un abri arrivait à point nommé sur notre chemin. Je commençais à me demander si tout cela était dû à l'expérience de mes parents qui avaient déjà parcouru ce chemin plusieurs fois, où à un arrangement intentionnel des abords du chemin.

Les montagnes constituaient un paysage magnifique. Bien que nous soyons sur le versant sud du massif, la neige était encore largement présente sur le haut des pentes, et donnait une teinte bleutée un peu irréelle à l'ensemble. La Montagne d'En Haut n'était pas visible, et aucun d'entre nous ne dissimulait son impatience de la voir, surtout moi, cadet du groupe ne l'ayant vue qu'en rêve. Il nous faudrait attendre plusieurs jours, le temps de parcourir la Vallée Verte. Cette longue vallée glaciaire serpentait entre les premières hautes montagnes du massif sur plus de cinquante kilomètres, et devait son nom aux lichens d'un vert fluorescent qui tapissaient ses parois. Les arbustes qui occupaient le fond de la vallée étaient à peine moins éclatants, et l'ensemble éclairé par le soleil en milieu de journée était resplendissant.

Le terme "vallée" était nettement moins adapté pour décrire la configuration de ce canyon. D'une part, le profil particulièrement encaissé méritait par endroits le qualificatif de gorge, et d'autre part, de loin en loin, des couches horizontales de roche dure constituaient un escalier géant dont chaque marche demandait force détours et escalades périlleuses. La première de ces marches, haute de deux cents mètres, était balafrée sur toute sa largeur par une faille oblique dans laquelle le "chemin" semblait avoir été creusé, bien qu'aucune trace d'outil ne vienne étayer cette hypothèse. D'ailleurs, s'il avait été creusé, ou simplement aménagé, de nombreux passages particulièrement étroits ou inclinés vers le bas de la falaise auraient été prioritairement améliorés. Ici, nul piton métallique où glisser la courroie, aucun point d'attache mis à part un providentiel aiguillon de roche au-dessus du passage le plus délicat. Nous avons lancé la corroie par-dessus, et chacun d'entre-nous s'est suspendu pour se balancer vers l'autre côté pendant que les autres tenaient l'autre extrémité de la courroie.

Les autres marches de géants pouvaient la plupart du temps être contournées en prenant de la hauteur sur l'un des versants de la vallée. Le torrent qui avait creusé la vallée circulait souterrainement sur une bonne partie du parcours, car les blocs de rochers accumulés dans le fond de la vallée étaient grossièrement entassés et perméables, et la rivière sautait les marches par de majestueuses cascades, qui produisaient un brouillard bleuté , ou orangé en fonction de l'heure du jour et de la position du soleil. Les abris pour la nuit étaient pour la plupart des anfractuosités sous de gros blocs tombés, ou des failles profondes dans les flancs des parois latérales. Ils nous fallait rester serrés les uns contre les autres pour dormir à l'abri du froid, l'ensemble de nos bagages servaient à limiter les courants d'air autour de nous. Nos organismes avaient dû s'adapter au froid, car j'ai l'impression que nous aurions claqué des dents si la même température avait régné dans les cabanes de paysans de la plaine. Ou bien la nourriture, constituée d'à peine deux ou trois sortes de racines et tubercules, favorisait-elle notre réponse au froid. Nous avons mené bon train dans ces conditions pendant plusieurs jours, compte tenu des innombrables difficultés : chaos de blocs, détours, franchissement de torrents, barres rocheuses, dénivelés.

Le plus remarquable était le changement de notre état d'esprit. Une joie simple et désinvolte nous habitait. Le danger que représentaient les corniches glissantes, les falaises à pic que nous surplombions n'était pas ignoré, mais perdait de son contenu effrayant. Le danger était là comme une gêne, quelque chose à considérer avec une attention extrême, mais avec un détachement étonnant. On avait l'impression de côtoyer le danger à travers un écran qui nous en protégeait. Notre forme physique suivait le même chemin, et commençait à devenir remarquable. Résistance au froid, à l'effort, à l'inattention, des capacités de récupération extraordinaires. J'eus soudain l'intuition que le but de cette expédition était là : une régénération de nos corps et de nos esprits. Cette intuition précéda de peu l'apparition de la Montagne d'En Haut, qui nous fut offerte le lendemain matin.

Ce jour là, après quelques kilomètres de chemin , un petit ressaut rocheux à franchir nos parut extraordinairement facile. Nous avions des ailes aux pieds. Je compris que les autres savaient, et leur excitation m'avait atteint aussi. Soudain, la crête franchie, la Montagne d'En Haut apparut dans une mise en scène théâtrale. La Montagne au centre, deux sommets secondaires de part et d'autre, un éclairage matinal magique, des brumes réparties à diverses altitudes , l'impression qu'un géant vous regarde droit dans les yeux. A nos pieds un amphithéâtre naturel couvert de gazon et de mousses nous oblige à nous asseoir en silence. On reste là un temps impossible à mesurer, à observer et peut-être, à être observés. Puis lentement, on se remet en marche. Pourquoi lentement ? aucune fatigue ne nous ralentit, aucun effort n'est nécessaire, simplement il semble qu'il faille marcher sans bruit, sans à-coup, avec fluidité.

Pour une fois j'obtins une réponse à une question : irions-nous jusqu'au sommet ? Mon père répondit non ; nous allons seulement entrer dans une caverne au pied de la montagne. J'en fus presque déçu ; une absence de réponse aurait peut-être été porteuse de plus de promesses mystérieuses. Une autre de mes interrogations trouva sa réponse quelques heures plus tard : Pourquoi y avait-il si peu de neige dans ce fond de vallée perdu en montagne, entre ces sommets majestueux ? Cette zone où la vallée avait pris une forme bizarre et élargie était le siège d'une activité géothermique intense. Les brumes n'étaient pas si naturelles que ça, le sol foncé, l'eau du torrent bien moins froide que ce à quoi on pouvait s'attendre, et une vaste dépression au pied de la Montagne recelait un lac aux teintes laiteuses. D'ailleurs, ce lac occupait apparemment tout l'espace par lequel nous aurions pu accéder à la Montagne ; et plus on s'en approchait, moins je voyais d'issue pour le contourner.

Nous avons déposé nos affaires sur un replat de terrain, à une petite hauteur sur le côté droit du lac. D'autres sacs et ballots étaient aussi rangés parmi les blocs rocheux. Puis, muni de vêtements légers, pieds nus, nous sommes descendus dans le lac. L'eau est tiède et peu transparente. Au delà de dix centimètres d'eau, nous ne voyons pas où nous posons les pieds. Une impression de déjà vu me traverse. J'ai déjà rêvé d'une situation similaire où la profondeur du lac s'accentue. Ce qui est le cas; nous parcourons une courbe qui suit la rive droite du lac , mais les blocs tombés depuis les parois voisines gênent notre marche, et , nous éloignant du bord, nous commençons à nager. Cette traversée silencieuse dans l'eau tiède au milieu de montagnes, si loin de chez nous, semble irréelle.

Nous arrivons sur la rive au pied de la montagne, rive lisse et déserte, parsemée de gravillons et de lichens. On essore nos vêtements, puis on avance vers la paroi où se dessine une sorte de quai, comme si parfois le lac pouvait arriver là. Quelques escarpements rocheux dissimulent un couloir transversal à fond plat qui mène à l'entrée de la caverne. Cette entrée est visiblement artificielle, ou tout au moins remodelée : elle ressemble à l'entrée de la plupart des maisons de mon village, en dix fois plus grand. Le sol est tiède. Un grondement lointain est perceptible, peut-être une rivière souterraine, ou une conséquence de l'activité volcanique ...

Nous avançons dans la caverne dont le sol est plat, et une grande salle s'offre à la vue. De nombreux groupes sont installés, soit à même le sol, soit adossés à quelque paroi ou rochers ; tous sont silencieux. Nous nous asseyons. Je prends le temps de détailler les lieux : la caverne présente un plafond de grotte, mais sans concrétions ; les parois sont de roche plutôt lisse et le sol est plat, probablement taillé car un peu rugueux. L'obscurité n'est pas totale mais il est difficile de dire d'où vient la lumière ; en partie par le couloir d'entrée, probablement aussi par des ouvertures plus haut, et peut-être parce que des mousses sur les parois semblent vaguement luminescentes. Les gens sont assis, sans manifester de signes d'attente ou d'impatience; d'ailleurs, moi non plus, je n'attends rien. Certains cependant semblent distraits ou absents ... leur regard se perd un peu dans le vide et leur visage est détendu. Quelques-uns quittent la salle tranquillement.

Je sens que mon cerveau fonctionne en arrière plan, mais je n'arrive pas à ressentir ce qu'il fait. Au bout d'un moment je me rends compte que je perçois un peu mieux son activité. Il "comprend" et réordonne des processus de pensée. Des informations se détachent mais je ne sais pas ce qu'elles contiennent, si ce n'est qu'elles correspondent probablement à des souvenirs. Des souvenirs récents. Je suis en train de revivre les étapes de la marche. Un souvenir fait écho à un autre souvenir plus ancien, comme une main en recouvre une autre : ça correspond, mais ça ne fait pas d'effet évident. Puis ça se précise: en effet les étapes du parcours sont évoquées dans ma mémoire, et je "rejoue" les évènements, comme si je répétais une gestuelle, une danse. Le décor devient plus perceptible : les forêts, les ravins, les rochers sont en toile de fond de mon imagination et reprennent la même place que celle qu'ils avaient tout au long de notre aventure, chaque élément est à sa place. Je la revis en quelque sorte, mais cette fois je suis entraîné, mes gestes imaginés sont sûrs et précis. Je passe les précipices et l'arche vertigineuse en guidant mes propres pas, les pas que j'ai fait dans les semaines précédentes. Dans un parallèle de temps, je suis mon propre guide, mais tout ce processus m'est imposé. Une force extérieure me force doucement à m'aider moi-même. Je comprends maintenant que chaque élément du parcours est intentionnellement disposé. Les passages dans les rivières, les torrents, le lac ... chaque bain a son rôle et sa place, et chaque élément du parcours est maintenu dans un état précis, jusqu'à cette caverne dont la forme m'est devenue familière. Dans l'épaisseur de la montagne, au-dessus de la voûte, réside l'origine de cette force qui oriente maintenant mes pensées et les concrétise. C'est comme un rayonnement radio, invisible et pourtant actif, et il a une tonalité, une sorte de couleur. Et cette couleur s'oppose à cette couleur qui hante habituellement nos nuits. Dans cette montagne se trouve une source de rayonnement antagoniste au rayonnement que nous recevons chaque nuit, et cette source est en train de compenser les effets que ce rayonnement a eu sur nous depuis plusieurs années. Nos cellules se réparent, les circuits de nos cerveaux se rénovent, risquons-nous à ce moment de perdre nos souvenirs ou notre identité ? Mais le souvenir du chemin reste net, comme réécrit dans ma mémoire. Et ce souvenir sert d'ancrage , je m'y accroche, et mes autres souvenirs aussi, qui s'emboîtent dans chaque détail du chemin, et du coup résistent à l'effacement. Je me rends compte que chaque cours d'eau, chaque lac que nous avons traversé, chaque gourde que nous avons bue contenait aussi la "tonalité" du rayonnement, et que le processus de notre régénération est commencé depuis plusieurs semaines.

Je sors brusquement de ma transe, j'entends des mouvements autour de moi; des personnes se lèvent et se dirigent vers la sortie. Mes parents, ma famille se lève aussi et nous sortons, un peu étourdis. J'ai l'impression d'avoir vécu cent ans depuis notre départ de la ferme. J'ai clairement l'itinéraire de retour en tête, je pourrais le parcourir en courant les yeux fermés. Des projets se bousculent dans ma tête : comment ais-je pu être aussi passif dans mon village ces derniers mois ? C'est comme si je venais de sortir d'une longue maladie . Je sais maintenant pourquoi nous dormons dans des maisons aux murs et aux plafonds si épais, pourquoi les grottes et les abris sous les rochers ... les rayons de la nuit nous empoisonnent ... jusqu'à ce que la source cachée dans la Montagne puisse nous soigner. Nous allons maintenant pouvoir rentrer à la maison...

Cela fait maintenant cinq fois que je suis retourné à la caverne, je suis devenu vieux. Je connais le ballet qui consiste à parcourir le chemin comme un danseur qui s'est longtemps entraîné. Je connais les pas de danse sur les falaises, je les rêve la nuit, je les vis pendant la marche, je les répète mentalement pendant la régénération. Cette danse a été écrite par celui qui est dans la Montagne, celui-là qui a écrit les paysages, celui qui a placé chaque colline, chaque brin d'herbe et chaque rocher le long du chemin, celui qui sait résister aux rayons venus de l'espace, celui qui nous permet de vivre sur cette planète si mal située.

Je suis mort depuis plus d'un mois, avant de faire le chemin une septième fois. La cérémonie funèbre a été simple et brève, conformément à nos coutumes, et la tristesse a vite laissé la place à la bruyante activité quotidienne de la ferme et des enfants qui y vivent. J'ai donc parcouru une dernière fois le chemin, mais pas physiquement cette fois. Tout au long du parcours, j'ai corrigé quelques défauts, remis des rochers à une place correcte, dégagé des entrées de grottes de la végétation, nettoyé ici et là, favorisé la pousse des arbres à fruits, entretenu les racines et les tubercules. Les passages dangereux dans les falaises nécessitent une attention particulière, il faut nettoyer les lichens glissants, corriger une courbe de roche en respectant les pas de danse. Il n'y a aucune hésitation dans ce dernier parcours, car c'est ma propre danse qui corrige le chemin. Je survole le lac , et la caverne est déserte à cette saison, mais ce n'est pas là ma destination. Je file vers le plafond, remonte des cheminées de pierre, me faufile pour atteindre la zone où l'énergie est la plus forte. Je sais que là se trouvent tous nos ancêtres, dans un tourbillon aveuglant. J'entre dans le tourbillon, je crois les retrouver tous, je ressens leur présence et j'entends leur chant qui émet le rayonnement, mais c'est peut-être mon imagination. Je me dissous avec eux pour retrouver Celui qui est là et qui organise tout.